Négociations
Par Thomas Fort
Une surface comme un faux terrain sur lequel la bataille vient de se conclure ; telle pourrait être notre premier sentiment face aux œuvres récentes de Mikaël Monchicourt. La lutte qui s’est jouée ici n’est pourtant pas à déceler dans les images sources qu’il utilise, car elles n’ont rien d’une ardeur belliqueuse. Elle se trouve dans l’expérimentation des gestes et des médiums dont ces panneaux conservent la trace. Ainsi, en deçà d’une surface lisse de résine, on discerne une accumulation de strates qui par « les connexions qui se créent ont tout l’air d’une catastrophe, c’est-à-dire d’un télescopage [ou] d’une turbulence inattendue des événements 1 », comme le dirait Jean Baudrillard. À travers un processus souvent empirique, un équilibre s’instaure entre le contrôle et l’aléatoire. Dans Tanneurs (2020), une image issue de l’encyclopédie de Diderot est agrandie afin de rendre plus visible le grain de la gravure originale, puis dessinée à l’encre sur une plaque d’aluminium. Sur ce fond se superposent des morceaux de feuilles d’aluminium, éclairant par endroits la composition, et des calques de rhodoïd contenant des trames numériques imprimées en jet d’encre. À l’aide de divers produits chimiques et d’eau, l’artiste vient ensuite perturber l’ensemble créant des flaques, des brisures et des vibrations de matière, allant d’une légère ondulation des lignes et des formes à leur liquéfaction totale. Notre regard est conduit à investir l’intrication de ces couches et, à travers elles, à considérer l’œuvre comme un palimpseste.
Se rapprocher de la surface c’est donc accéder à la poïesis, à ces expériences qui en s’agglomérant ont façonné un espace feuilleté. Ce dernier tend à problématiser « la relation entre fond perdu de la représentation et l’écran-support 2 » de l’œuvre. Ici, l’image dessinée à l’encre avec son espace perspectif propre est parasitée par des fluctuations de matières. La profondeur de champ demeure dès lors très limitée. Il ne s’agit plus de plonger inconsciemment dans un espace illusionniste, mais d’interroger la zone qui simultanément nous séparent et nous relient ; ce seuil entre notre œil et l’objet observé. Notre reflet projeté sur la surface brillante des panneaux pointe précisément un entre-espace relationnel, dans l’écho de celui qui nous connecte par essence au sensible. On comprend alors que l’image réalisée et sa chair ne doivent plus s’analyser séparément. Au contraire, elles s’entrelacent et nous conduisent à une réflexion ontologique sur l’image. Les œuvres récentes s’inspirent en cela de la pensée du biologiste D’Arcy Wentworth Thompson qui, dans son ouvrage Formes et Croissance 3 (1917), cherche à expliquer l’évolution des formes du vivant par les forces et les contraintes physiques. Dans la continuité, on peut considérer que la couche finale de résine qui fige les mutations chimiques expérimentées par l’artiste entretient une tension superficielle entre nous et l’œuvre. Cette tension relève par essence d’une force qui maintient un équilibre ténu au sein d’une interface entre deux fluides. Au sein des œuvres de Mikaël Monchicourt, elle désigne l’ambiguïté de notre rapport aux images, et par conséquent au monde.
Les diverses opérations d’altération, de transformation, de recouvrement, d’aberration visuelle ou d’excavation, fatiguent l’image voire la stérilisent. Les gestes qui la façonnent tout en la malmenant se retrouvent emprisonnés dans la matière, comme stoppés dans leur course. La dernière couche de résine homogénéise la surface et annule partiellement l’expressivité de certaines zones des compositions. Ce lissage au contraire de nous éloigner de la fabrique de l’œuvre problématise sa relation avec image. Face à celle-ci, nous sommes conviés à dépasser l’attrait de ses apparences afin de nous attarder sur les modalités de son apparition. Juki (2021), par exemple, nous confronte à des formes enchevêtrées et dispersées dans l’espace. Leur densité empêche une distinction immédiate des éléments figurés et de leurs diverses strates. Le mot « Juki », répété en nombre, apparait comme un indice du sujet. Il désigne en effet une marque japonaise de machines à coudre industrielles extrêmement répandue dans les usines textiles en Asie et à travers la planète. On perçoit alors quelques machines surgir dans cet agglomérat de formes. Le fond vert sur lequel elles se déploient, renvoyant aux procédés d’incrustation d’effets spéciaux utilisés au cinéma ou à la télévision, fait basculer la composition dans le domaine du virtuel. En creux, il met en lumière les réseaux de production globalisés à travers la présence récurrente d’une marque sur les images libres de droits ayant pour sujet l’industrie de la confection. Ce fond vert convoque néanmoins une seconde lecture. Réalisé à l’huile, il ramène finalement l’œuvre sur le registre de la peinture. Cet acte manuel devient ainsi le réceptacle d’un espace virtuel renvoyant à la plasticité et à la mobilité des images à l’ère du numérique.
Ce déplacement est à considérer en réponse à l'oscillation constante entre un monde analogique et un monde numérique qui se trouve au cœur des préoccupations de l'artiste. Ces incessants basculements ont conféré « à l’image une identité logicienne 4 » dont « le mode informationnel de traitement 5 » se traduit par l’action de calculer, comme l’explique Alain Renaud. Depuis Le bureau du statisticien (2014) jusqu’au œuvres récentes, Mikaël Monchicourt analyse les conditions d’existence inexorablement variables de cet hypothétique réel et de ses appendices visuels. En subvertissant ses images à l’aide de diverses techniques, il investit leur « abîme spéculaire 6 » et affirme leur indétermination principielle. Ce creux déconstruit l’illusion de leur unicité et ouvre sur la multiplicité de leurs interprétations. Cette défaite rappelle enfin la pensée magritienne sur « la trahison des images ». Ce que l’on voit n’est pas ce qu’on lit et ce que l’on pense lire n’est peut-être pas ce qu’il faut lire. Là, s’explique sans doute la présence récurrente de lettres transférées sur de nombreux panneaux. D’Alphabet (2017) à Vague (2017) en passant par etc. (2017), ces lettrages ne forment pas de narration, mais gravitent à la surface des œuvres comme autant d’indices de la démarche de l’artiste. Ils sont à la fois une matière, des signes, la possibilité de sons ou encore des rythmes visuels. Par ces définitions plurielles, Mikaël Monchicourt nous invite constamment à nous méfier du visible. Il semble par là nous indiquer que percevoir le monde c’est engendrer un mécanisme de négociations.
1 Jean Baudrillard, Les stratégies fatales, Paris, Grasset, 1983, p. 30.
2 Jean Arnaud, L’espace feuilleté dans l’art moderne et contemporain, PUP, 2014, p. 23.
3 D’Arcy Wentworth Thompson, Forme et Croissance [1917], trad. Dominique Teyssié, Paris, Seuil, 2009, coll. Science ouverte.
4 Alain Renaud, « L’image : de l’économie informationnelle à la pensée visuelle », in Réseaux, vol. 61, n°5, 1993, p. 13.
5 Ibid, p. 17.
6 Michel Guérin, in L’espace feuilleté dans l’art moderne et contemporain, op. cit., p. 8.